
L'Internet du Milieu : « wǎngyìyún » ou la Chine vue par les pessimistes
Chaque semaine, la rédaction décortique pour vous un phénomène social ou culturel à travers le jargon de l’Internet chinois. Au menu cette semaine : wangyìyún 网抑云, jeu de mots devenu culte issu de la « culture du désespoir », ou sangwenhua 丧文化, qui cohabite, tant bien que mal, avec « l’énergie positive » prônée par les autorités chinoises.
Wangyìyún 网抑云, surnom homophone de Wangyìyún 网易云, plateforme du streaming de musique de NetEase, a envahi l’Internet chinois cet été et suscite les débats les plus passionnés. Remplaçant le caractère yì 易 « simple » par yì « dépression », l’expression caricaturale se moque des récits pessimistes et sombres sous forme de critiques musicales, rédigées par des internautes jugés narcissiques et à fleur de peau, à la recherche perpétuelle d’attention sur le site. Mais cette ironie n’est pas appréciée par tout le monde. Plusieurs psychologues ont déjà sonné l’alarme contre une possible discrimination ordinaire à l’encontre des patients souffrant de dépression.
Mème de Wangyìyún © Dr.
Lancée en 2013, la plateforme NetEase Music, ou Wangyiyun en chinois, est sortie des sentiers battus en misant sur le partage des critiques musicales écrites par ses utilisateurs. Une stratégie originale pour concurrencer ses rivaux aguerris, tel que Tencent, Kuwo, Sogou, Baidu, Duomi et Xiami. Si la jeune pousse possède un catalogue relativement limité, elle a su toutefois acquérir une communauté d'utilisateurs très fidèle et active, ayant même publié en 2018 un recueil de critiques musicales amatrices partagées.
Page d’accueil de NetEase Music © Capture d’écran
« La musique est la langue des émotions. » Cette phrase du philosophe allemand Emmanuel Kant prend tout son sens à la lecture des commentaires sur les chansons proposées par la plateforme. Inspirés par la musique, les uns racontent des anecdotes touchantes de leur vie, les autres n’hésitent pas à confier leur vulnérabilité ou leur souffrance dans la solitude. Au fur et à mesure, NetEase Music est en passe de devenir un échappatoire pour ces jeunes Chinois rongés par la frustration ou la pression dans la vie. Sous couvert d’anonymat, ils se livrent librement sur la rupture amoureuse, l’échec scolaire, la désillusion professionnelle, une maladie incurable… et même des idées suicidaires. Le très pessimiste Japonais Osamu Dazai, auteur de La déchéance d’un homme, est l’un des écrivains les plus cités sur cette plateforme. Pourtant, l’utilisation des formules, quelquefois pompeuses, jette toutefois la suspicion sur la véracité de quelques histoires intimes. D’où vient le jeu de mot un peu moqueur wangyìyún.
Osamu Dazai © Wikimedia Commons
Selon le dernier rapport sur les plateformes de streaming de musique, publié par Jiguang, 83,5 % des utilisateurs de NetEase Music ont moins de 25 ans. Pour le quotidien chinois Xinjingbao, ces jeunes, souvent des étudiants un peu paumés, exagèrent quelquefois les obstacles rencontrés dans leur vie. Mais le journal met également en garde contre la caricature véhiculée par l’expression wangyìyún, qui risque de porter préjudice aux patients souffrant de dépression et aux gens qui ont besoin de s’exprimer pour sortir d’une impasse.
Depuis plusieurs années, alors que le gouvernement chinois s’efforce de promouvoir « l’énergie positive » (正能量) – que l’on pourrait définir par des bonnes actions ou un positivisme à toute épreuve, pour motiver ses citoyens en leur donnant de l’espoir –, la « culture du désespoir », une sous-culture née au Japon, ne cesse de gagner du terrain auprès de la jeunesse chinoise, sur fond de croissance des inégalités économiques et d’immobilité sociale. Déjà en 2016, le mème Ge You Tang (葛优躺), ou « la façon dont Ge You s'allonge », pose fétiche d’un personnage « loser » par excellence, incarné par l'acteur Ge You dans la série télévisée J'aime ma famille diffusée en 1993, a inondé les réseaux sociaux. Deux ans plus tard, le terme Foxi (佛系), ou «en mode zen», qualifiant un certain état d'esprit de détachement, trouve un véritable écho auprès de la génération des post-90, souvent sous pression familiale et professionnelle. S’ensuit aujourd’hui wangyìyún, le blues de la génération Z.
Mème de Ge You Tang © Dr.
Mème de Foxi © Dr.
Version « Foxi » de Sougou Pinyin © Capture d’écran
Pour le chroniqueur de The Paper Zeng Yuli, la « culture du désespoir » est un miroir grossissant de la société chinoise. La politique rigide de migration, la hausse des prix de l’immobilier et le système inefficace de redistribution des richesses constituent des freins à la mobilité sociale et au dépassement de soi. Selon lui, si aujourd’hui la jeunesse chinoise préfère protester, d’une façon douce et modérée, et souvent par autodérision, contre la pression et l’inégalité ; afin de remédier à ce mal-être, il serait pourtant primordiale pour le gouvernement de faire face à la réalité et de prendre le problème à la racine.
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